La tradition et l’héritage familial aurait sans doute voulu que ce soit les Celtics de Boston. Mais installé à Detroit depuis des décennies, Marcus O’Higgins était devenu un inconditionnel des Detroit Pistons, surtout lors de leur période dorée durant les années 90, où ils semèrent la terreur dans le cœur des autres équipes de la NBA. Réputé pour un style particulièrement physique et corsé, les médias les avaient affublés du surnom de Bad Boys ; Oriflamme totalement mérité, en témoignaient les multiples bleus et grimaces décrochés par nul autre que His Airness, Michael Jordan, seulement guerrier en conquête à l’époque, qui chaque fois, butait sur cette rugueuse équipe emmenée par un Isiah Thomas, aussi talentueux que vicieux.
Les Bad Boys étaient l’épitome de Detroit ; Une équipe dans tous les sens du terme, qui fonctionnait en s’appuyant sur un collectif savamment huilé et totalement complémentaire, d’avantage que sur une simple addition de talentueuses individualités.
Il y avait dans l’abnégation d’une féroce défense et la conception laborieuse d’une offense, l’essence même d’une ville qu’on caractérisait pour sa working class. Dans l’abondante sueur perlant sur le front de chacun des joueurs se reconnaissait sans peine le mécanicien du coin.
Les Pistons étaient vrais et authentiques car ils jouaient à cœurs ouverts, la mâchoire serrée et les poings fermés, sans jamais rien lâcher et ce jusqu’à la dernière minute. A chaque instant, ils se battaient bec et ongle pour arracher la victoire, peu importe le nombre de plumes laissées dans la bataille et s’il fallait lutter dans la boue pendant des heures pour l’obtenir car le jeu en valait la chandelle. Les Pistons étaient les plus méchants. Les Pistons étaient les plus tenaces. Les Pistons bossaient le plus dur. En cela, ils avaient beau n’être pas nés en ses bras, ils étaient les parfaits rejetons de Detroit l’ouvrière.
C’est cette mentalité particulière que Marcus O’Higgins s’était toujours promis d’inculquer à ses enfants.
Or it's at your throat, At times it's not that complicated, anything to forget everything.
Toro, Toro.Des murmures précipités s’envolèrent. Ils étaient pétris d’excitation et de crainte.
Toro, Toro.
Formant un cercle presque parfait, une foule de gamins aux yeux ronds continuait d’observer le spectacle sans esquisser le moindre geste, comme rendue immobile par cette inédite contemplation.
Puis, de ces murmures qui continuaient de monter se mit à surgir une excitation brusque, tombant sur le rassemblement comme une pluie fiévreuse. Bientôt, il y eu des exhortations perçantes, gutturales mais enfantines et dans le concert de ces bruits, des mouvements vinrent s’adjoindre. On agita sans cohérence des bras. On porta ses mains à la bouche pour crier toujours plus fort. On scanda
Toro, Toro, comme s’il avait s’agit là, d’une incantation mystique capable de bousculer l’ordre des choses.
Au milieu de l’infime no man’s land laissé par l’attroupement, Santiago dont le visage était teinté par la rage, tentait désespérement de faire en sorte que Pinto ravale ses insultes. Pour y parvenir, il se débattait comme un diable et faisait rugir dans tous les coups qu’il portait, une colère pourpre et débilitante. Si débilitante d’ailleurs, qu’il ne vit pas la main fermée de Pinto déchirer l’air en un éclair et s’abattre sur les courbes de son visage.
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- Tu as aimé ?
- Ouais c’tait cool.
- La dimension anti-consumérisme était vraiment bien développée.
Les lèvres de Santiago se plissèrent face à la délicate sensation d’incompréhension que lui procura ce mot totalement inconnu à son vocabulaire féru de rap et de slang.
Il avait honte.
- Euh ouais.. Carrément.
Et il aurait eu d’avantage honte à avouer son ignorance alors il s’était résolu à mentir, même s’il avait juré d’être toujours honnête envers Jacqueline. Malgré sa bonne volonté, Santiago n'osait faire autrement car il craignait de se voir dégringoler dans le regard si imposant et si intelligent Jacqueline.
- Tu viendras me voir vendredi prochain ?
Santiago préféra changer promptement de sujet.
Il n’était pas assez habile pour se maintenir en équilibre sur la corde de domaines non maîtrisés et c’était bien dommage ; Il aurait bien voulu avoir une conversation pleine d’intelligence mais son ignorance l’empêcher d’en construire.
Inquiet, il lança un regard inquisiteur vers son interlocutrice mais n’aperçut aucun signe montrant qu’elle avait conscience de sa fumisterie. Ou si c’était le cas, elle se gardait bien d’en faire part.
- Evidemment.
Il fut rassuré et elle lui adressa un de ses nombreux sourire lumineux dont l’éclat fit se ramollir son cœur en sa poitrine et la chaleur lui incita à faire de même. Il pensa qu’il ne se lasserait jamais d’elle. Bientôt trois mois et l’ivoire de ses dents n’avait pas perdu une once de son charme.
- Cool.
Jacqueline apposa sa main contre la sienne et entrelaça leurs doigts. Au point d’union, une drôle de chaleur sembla fourmiller et par réflexe, comme pour s’en emparer, Santiago y appliqua une légère pression.
Ils continuèrent d’avancer au travers de Riverfront et son paysage familier pendant un certain temps, puis lorsque le soleil eut trop chuté et que l’horizon se mit à flamber, vint le moment des au-revoir. Jacqueline se pencha en avant. Santiago l’embrassa doucement sur les lèvres et elle s’en alla balançant au vent ses cheveux de cuivres. Il observa son chemisier blanc disparaître derrière d’immenses gratte-ciels et le temps lui parut soudainement suspendu. Des résidus d’une odeur infiniment douce s’étaient accrochés à ses narines et Santiago se surprit à humer l’air, épris de sa fragrance.
Il attrapa son téléphone dans la poche arrière de son jean pour envoyer à Jacqueline un SMS à caractère unique. Presque instantanément après l’envoi, l’appareil vibra joyeusement, affichant une réponse à l’identique.
Plus tard, la nuit tomba et, dans un dédale de ruelles étroites, Santiago fut envahi par une nuée de pensées noires ; Le contrecoup habituel de ses entrevues avec Jacqueline.
C’était inévitable.
Santiago ne savait toujours pas quel saint de Dieu les avait réunis, mais il le remerciait chaque soir d’une ardente ferveur. Jacqueline était semblable à nulle autre et il avait fait sa connaissance, seulement grâce à un extraordinaire concours de circonstance. Sans doute était-ce là, l’épicentre et l’origine de tous ses soucis.
A chaque fois qu’il était en sa compagnie, une force invisible le toisait et le rapetissait d’une sévère condescendance. Il la percevait colossale, aussi hors d’atteinte que le vocabulaire fourni de Jacqueline, aussi infranchissable que les concepts étrangers qu’elle évoquait ; Autant de mondes et de portes solidement cadenassés dont il ne pouvait forcer le loquet. Dépourvu de clés pour y pénétrer, il pouvait seulement en dévisager les hautes statures qui projetaient sur lui leurs ombres gargantuesques. Dans le gouffre de son ignorance, Santiago s’efforçait parfois de s’éduquer. Mais hormis quelques anecdotiques sujets, l’ensemble des savoirs qu’il avait tenté de s’approprier lui était apparu indigeste et vomitif.
Jacqueline, elle, venait de l’autre côté. Elle avait des phrases joliment tissés et un esprit aux vagabondes curiosités, toujours prêt à rebondir sur la moindre remarque pour déterrer d’inaperçues pépites. Pour elle, contrairement à eux, les universités de l’Ivy League constituaient une réalité proche et pas la fantaisie éloignée d’une anodine plaisanterie. Intimidé par le fossé que creusait cette différence considérable, Santiago se sentait parfois indigne en sa présence. Elle méritait un chevalier à l’armure scintillante. La sienne était cabossée et recouverte de crasse. Dans ses mains, il tenait une fourche plutôt qu’une épée. Il s’imaginait sans peine, entouré d’un océan hostile de prétendants aux longues dents et parfois avant de s’endormir, Santiago jurerait sentir le long de sa nuque, un souffle glacial et menaçant.
Arriver devant le club et y saluer les habitués l’extirpèrent à ses pensées moroses mais il ne tarda pas à les retrouver dans les vestiaires quand résonna le grincement métallique de son casier.
Les joues de Santiago se crispèrent en un sourire aussi écarlate que les gants dont il se munirait plus tard. Il eut un soupire impatient, affamé par l’idée d’enfin lacérer et de planter les crocs avec violence dans sa frustration. Il ne venait à bout de cette dernière qu’en faisant rugir à ses mains des crochets et des uppercuts.
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Trois minutes désarticulées, désossées, un temps infiniment court pour qui ne l’a jamais vécu ; Un temps infiniment long pour qui est entre les cordes et fait face à un être humain, dont le souhait le plus cher et de vous frapper autant de fois qu’il le pourra, si possible en atteignant le visage et plus particulièrement le menton.
C’est l’intensité permanente et le danger constant. Il n’y ni pause, ni trêve autorisée quand on mène une bataille de chaque instant.
Et dans chaque fibre de l’être, les nerfs s’emballent, s’agitent de leurs millions, transcendés par la cadence guerrière et effrénée qu’entonne le cœur. L’adrénaline boosté à la testostérone qui perle en d’innombrables gouttes luisantes de sueurs, exulte quand un poing trouve la mâchoire, suinte par tous les pores de la peau.
C’est la fièvre du combat comme une folie guerrière, une sensation surréelle pour le cerveau qui en demande encore, encore jusqu’à ce que le corps hurle à l’agonie. Puis c’est la débandade et la grande retraite désordonnée. Avec le peu de vaillance qu’il reste, il faut subsister et survivre. Ne pas lâcher avant que le gong sonne.
C’est un match de boxe et Santiago ne vit que pour lui.
Comme ce soir-là, où il a dix-sept ans et hurle à la face de son adversaire, une rage à la longue histoire.
Les histoires d’amours se terminent toujours ; qu’elles se brisent à l’impromptu ou qu’elles disparaissent dans l’éternité, le livre finit bien par se refermer un jour. Celle-là a trouvé une fin prématurée. Une histoire un peu sotte de substance illicite quand bien même la gangrène est chez tous les boxeurs. Il s’agit juste d’être un peu plus malin et de bien exploiter les crevasses.
Santiago n’a jamais été malin. Il ne s’est jamais entouré de gens malins non plus.
Santiago, lui, n’a pas échappé à la fédération de boxe américaine et star montante, son cas doit devenir un exemple de discipline pour ce sport rendu malade par la corruption. La sentence est implacable ; Il n’a plus le droit de monter sur un ring.
Santiago a vingt ans quand on condamne à mort Tiger Alvarez.
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Il ne parlait pas bien, il aurait voulu qu’on l’écoute. Mais toujours lui répondait le silence quand sa gorge s’étranglait de tous les mots qu’elle ne parvenait pas à prononcer. Dans le fond ambré d’une liqueur Santiago trouvait les mains d’albâtres de
Santa Maria. L’alcool était un havre de paix, rempart infranchissable face à la horde de furies qui souhaitaient lui faire la peau et le noyer dans le bouillon incandescent de son passé.
Sa vie était devenue un triste désordre. Ecrasé sur un sofa rabougri, il empilait autour de lui, des cadavres de canettes vides et boite de pizzas usitées. Il vivait dans une semi-pénombre, rechignant toujours à ouvrir les volets. La plupart du temps, la lumière parvenait seulement du poste de télévision. Celle du jour était trop aveuglante.
Celle du jour était pour les vivants.
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Le suicide était un pêché proscrit par Dieu. Santiago était fidèle et portait toujours un crucifix à son cou, qui comme un harnais, l’empêchait de prêter serment au royaume des morts. Alors il demeurait, subsistait, s’accrochant dans des hoquets de douleurs à ce qui lui restait de vie. Il fallait chérir son existence et le miracle de sa conception, en embrasser les rares temps de répit et d’accalmies jusqu’à que, par la force du temps et de l’esprit, l’âme finisse par panser ses plaies - Ou qu’elle finisse par s’accoutumer aux séquelles de ses blessures.
Ca lui avait pris des années et on ne le reconnaissait guère plus. Santiago s’était tassé, était devenu grassouillet, avait la mine fatiguée. Il était à des kilomètres du boxeur d’antan. Ses amis le pointaient du doigt en cachette et dissertaient son cas avec gravité. Il ne supporta bientôt plutôt plus les regards compatissants, les traitements de faveurs commiséreux d’où débordaient une pitié corrosive et il déménagea.
Reconstruire sa vie lui aurait été laborieux sans l’existence d’une pilule rouge, mais par le miracle de la science, Santiago ressuscita et il décida que la présence de cet homme providentiel était un signe divin.
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Profondément enraciné dans la routine, de telle sorte à résister aux plus violentes bourrasques, Santiago s’est remis en état de marche. Il va courir et sculpte son corps chaque matin car il est adjoint du shérif, non pas pour protéger et servir, mais parce qu’on l’y a dirigé. Il est un flic bourru et légèrement aigri, un peu vindicatif sans doute.
Santiago a tout d’un habitant lambda. Il se complait dans un quotidien sans remous, lisses et sans vaguelettes. Un quotidien sans risque et interchangeable, garant d’une stabilité tranquille et endormissante. A défaut d’être passionnant, il ne lui explosera pas à la figure.
Il manque pourtant, quelque chose à ses entrailles. Parfois elles sont un gouffre vertigineux. Parfois s’y agglutinent en grand nombre des sentiments sans noms. Mais Santiago incapable d’introspection, ne sait jamais quoi.