Caractère
Jung-Myeon, il est remonté à l’envers.
A rebours du jour les aiguilles de sa petite horloge intérieure tournent perdues contre le temps. Détraqué ; déréglé ; Myung marche en équilibre sur les bords en fuite de la société.
Comment se fondre dans la foule ? Comment s’y oublier ? L’espace est aveugle ; l’univers, muet, trésaille tout en murmures ; grouillante et pleine, la multitude aux mille mains vaque vague au pas régulier. Tout fil défile ; reste Jung-Myeon. Inapte. Inapproprié. Tout cassé. C’est vrai : Jung-Myeon, c’est un
inadapté. Il n’a pas trouvé sa forme. Le temps est venu ; son heure est passée.
Au lycée Myung s’enfermait dans les toilettes pour éviter – de parler, d’identifier, de vivre avec eux, en eux. Peur – d’être surpassé, enfoui, détruit. Maintenant, à dix-sept ans, Jung-Myeon se retrouve dans le noir ; il vit, mais dans la nuit – qu’importe ; son univers en clair-obscur a les couleurs criardes des tableaux télévisés. Myung découpe l’obscurité à coups d’émissions – explosion bigarrée de vies idéales ; idéalisées – tourbillon bariolé de rêves imagés à portée de phantasmes. Troublé. Folie. Mais que faire d’autre, pendant la nuit ? Quand il fait noir c’est plus facile – de s’oublier.
Jung-Myeon s’est retiré du monde des jours ; il s’est entouré d’intermédiaires (écrans) ; ça l’éloigne des gens. C’est si simple. On n’est pas obligé de discuter avec les silhouettes inventées de la télé réalité. Il suffit juste d’y croire. Il suffit juste de faire pause – pour que tout recommence.
Jung-Myeon, il est vraiment assemblé de travers.
Il a peur de tout – des maladies, de l’orage et des insectes ; des gens, des devoirs, et surtout de son ombre.
Il a peur de tout – car tout est à craindre (surtout lui-même). Il n’a pas trouvé sa forme, alors il l’a construite de toute pièces – en toutes lettres :
virilité - huit signes qui marquent, le tracé sans bavure d’un chemin unique, accablant, mal accordé ; virilité qui colle mal à la peau satinée ; qui ne comble qu’à moitié le gouffre à l’âme creusé de brume et d’insécurité. Jung-Myeon ; les produits de beauté de Jung-Myeon ; l’anticerne de Jung-Myeon, la crème de nuit de Jung-Myeon, sa garde-robe qui déborde, ses magazines de mode, un horizon en dégradé de paires de chaussures aux reflets chamarrés – rose fushia et lila, bien sûr, comme la
virilité. Jung-Myeon se connaît, il en est persuadé. Il préfère les formes lascivement rondes aux anguleuses lignes rectilignes. C’est une doctrine. Une prescription à suivre sans protestation. Hyeon Jung-Myeon doit filer droit (il n’y a pas de sortie de secours).
Jung-Myeon s’existe (
exit) à l’horizontal – ses longues jambes maigres parallèles au vide sur le bord du canapé-refuge – il embrasse soupirant un univers-paravent de papier glacé – siestes – repos éternel sur son îlot cuir de sûreté mangé de lassitude – marge à l’écart qui surplombe un océan d’angoisses torves, gelées comme la houle. Robinson des jours – si Myung quitte son oasis (pose le pied sur le carrelage) (quitte son paradis douillet) qui sait ce qui pourrait arriver ? L’apocalypse sans doute ; la fin de son monde, bien sûr. Douleur des empreintes de pas tracées par le défilé des obligations et des exigences ; dans la tête de Jung-Myeon, le pire se décline en une infinie hiérarchie de possibilités. Alors , pour se protéger, Myung s'allonge tout le jour sur son bel et bien-aimé canapé. Un sofa pour navire ; un journal intime pour carnet de voyage – tant bien que mal, l'adolescent ammare la chronologie solaire à l’aide de ces multiples cordes tenues tressés de subjectifs en lignes numériques.
C’est sûr, Jung-Myeon, il va sans doute de l’arrière.
File droit Myung ; file droitement.
Mais il déambule, chancelant – au bout de la ligne, l’échec ;
Jung-Myeon marchera droit, peut-être, quand il se réveillera.
[dorkish (il sait rien faire ou presque) ; phobique social sur les bords (il a donc pas vraiment d'ami atm) ;
gros nerd (personne s'y connaît mieux en ce qui concerne les programmes télé) ; fashion victim (suffit de voir son dressing); fragilos (il a peur des papillons quand même) ; hypocondriaque (stresse à mort dès qu'il a un bobo) ; s'assume pas lui et ses goûts (parce qu'il est
viril, n'est-ce pas) ; gros faignant (il préfère dire qu'il "économise [ses] forces") ; crevé h24 (c'est une vraie loque) ; ultra nonchalant (y'a rien qui presse, jamais) ; sassy (la notion de respect pour ses aîné-es lui est toute relative); drama queen (c'est vrai qu'il adore dramatiser) ; angoisse pour rien (voire catégorie "hypocondriaque") ; trop d'imagination pour élaborer les pires scénarios possibles dès qu'un mini truc arrive (orage = sans doute l'apocalypse) ; excentrique (suffit de le voir pour le croire) ; doux dans son petit cœur (il s'entend super bien avec les enfants même si ils sont un peu trop bruyants).]
histoire
[
Ceci est le journal intime du génialissime et superbe Jung-Myeon. Jung-Hee, si tu trouves le code, tu es priée de reposer immédiatement cette tablette là où tu l’as trouvé c’est-à-dire dans un endroit très secret et surtout très hors de ta portée -- je suis sûr que tu as fouillé dans toute ma chambre pour trouver mon journal espèce de fouine ?? De toute façon y’a une reconnaissance vocale, ahah !! Tu vas faire quoi maintenant ?]13/11/31 à 00 : 45J’ai fait comme mon psy m’a dit et j’ai cherché partout, j’ai retourné tout (ma vie et tous mes jours) mais rien !! Rien. Je suis né à douze ans.
Pas de photo. Pas d’écrit. Aucun signe. Vraiment rien – que le vide ; intense et effrayant.
Pourquoi je me souviens pas ?
J’ai encore essayé de parler à maman. J’ai demandé : « pourquoi vous avez divorcé avec papa ? », elle n’a pas répondu. Je m'y attendais (encore du « rien »).
J’ai l’impression d’être tout cassé.
29/11/31 à 02 : 35 Aah… Je vous jure, c’est pas facile d’être né après une génie. Les parents, quand ils réussissent un enfant, ils s’attendent à ce que ça marche à tous les coups, après. Mais c’est pas un jeu !
Donc je suis un peu la honte familiale. L’antithèse chronique. Peste. J’ai la vie en négatif.
Evidemment je ne devrais pas me plaindre ; on a le nom, et l’argent, et le super appartement en verre et blanc – bla bla bla. Mais en même temps c’est de leur faute à eux, il ne fallait pas me faire comme ça ? En morceaux, je veux dire.
Briller, c’est très difficile. Dormir, c’est impossible.
Concrètement, je ne fais pas rien de ma vie. Je fais beaucoup de choses. Je regarde la télé. J’écris mon journal.
J’ai la flemme
(et puis, le blazer de mon lycée était vraiment laid)
(en parlant de blazer j’ai commandé un sukajan trop, trop magnifique ; je voulais le prendre en rose au début mais ça fait pas un peu……… un peu……. Non ?...... Je l’ai pris en bleu. Je suis viril…)
15/12/31 à 22 : 22J’ai un bouton sur le nez, oh bon sang, je suis sûr que c’est très, très
grave, c’est pas normal d’avoir plein de boutons qui apparaissent comme ça ?? D’un coup ??? Mon docteur m’a dit que c’était pas grave, que ça n’était pas un cancer de la peau, mais……J’ai demandé à maman de faire des réserves de pilules. Ca peut être très
grave !!
Jung-Hee vient de passer derrière moi mais quelle flippe j’espère qu’elle m’a pas vu lire mon magazine ?...
Elle m’a vu tenir mon journal
Qui tient encore un journal intime en 2031 ? J’ai rien d’autre à faire – que d’écrire sur rien, je veux dire.
31/12/31 à 17 : 10Je regarde les vieilles émissions de
La Loi de la Jungle. Je pourrais tellement tellement pas. Vivre… dans la nature…. Sans gel pour les cheveux…. Sans bain moussant… (Il faut que je me rachète de l’anticerne).
Maman vient de rentrer dans ma chambre. Elle voulait que je l’accompagne à sa réception ahahahahah j’ai saisi le message. Je sais bien ce que ça veut dire. Il faut que je me fasse une place dans le monde. Mais je suis trop fatigué. Le monde tourne fort bien sans moi ; et puis il voit en diurne, et moi pas. On est pas vraiment sur la même longueur d’onde, lui et moi.
Et puis… En plus… Il y aura des gens…
01/01/32 à 15 : 45JOURNAL MA MERE M’A FAIT LE PIRE DES PIRES DES PIRES DES COUPS POSSIBLES ET INIMAGINABLES
Hier à cette réception là, y’avait ma tante, et elle est rédactrice en chef de *****, et elle habite à en Amérique aussi, à New Haven, mais elle est à Seoul en ce moment, je sais même pas pourquoi ??? et non mais je suis trop trop cho-qué, vais-je réussir à voco transcrire toute l’abominable souffrance dans laquelle mon âme ardemment tourmentée s’est retrouvée précipitée sans aucune forme d’indulgence ??
MA MERE A FAIT DU FORCING AUPRES DE MA TANTE ET ELLE M’A DECROCHE UN STAGE ET
ELLE VEUT QUE JE LA RACCOMPAGNE A NEW HEAVEN ELLE VEUT QUE JE – miséricorde vais-je oser le dire mon Dieu – QUE JE TRAVAILLE
T R A V A I L L E
Je suis abasourdi
Offensé
Outré
Et surtout très déçu
Elle m’a dit que j’étais obligé que maintenant ça suffisait qu’elle en avait marre que je ne fasse rien de mes journées (admettons, mais puisque mes nuits, elles, sont trépidantes, alors il n’y a pas de problème pas vrai ? Je suis juste remonté à l’envers) et alors là j’ai répondu « non. » et là elle m’a annoncé que si j’y allais pas, elle allait me mettre à la porte
Coup de grâce, disgrâce
Je suis profondément scandalisé
C’est de la maltraitance.
07/01/32 à 00 : 10Je suis arrivé vivant à New Haven mais j’ai bien cru que j’allais y rester dans l’avion – on m’a dit que c’était des turbulences mais c’est impossible est-ce que des turbulences ça secoue autant ???? Clairement, non. Ma tante m’a fait un peu la gueule parce que quand j’ai sauté sur ses genoux sa coupe de champagne s’est déversée sur son chemisier versace blanc cassé mais au fond je crois qu’elle est contente de m’avoir. Moi je suis surtout content de son assistant au top qui a porté mes valises en fait (j’aurais bien voulu le faire vraiment mais ce voyage m’a trop, trop fatigué). Si ça se trouve moi aussi j’aurai un assistant ? Ce serait super bien. J’en veux un qui aime regarder la télé et qui portera aussi mes sacs.
Je commence demain. Comment je vais m’habiller ? Il faut que je sois à la hauteur de la réputation de *****.
(J’espère qu’il me reste de l’anti-cerne………)
08/01/32 à 02 : 41Le mieux dans ce job c’est que j’ai rien de particulier à faire. Je dois préparer du café pour ma tante parce que maaaaaadame est allergique aux pilules tetra au café ; je dois prendre des notes pendant les conférences de rédaction ; et aussi m’occuper des photocopies. Il y a un canapé ! Et une télé.
Ça aurait presque été pas trop mal en fait
Mais il y a un énorme problème
Les gens. Qui
existent. Pourquoi tu portes des lunettes noires à l’intérieur ? trop mimi ton accent j’a-dore ta peau c’est naturel ou c’est des UV ? ça se prononce comment Joungue-miyéoune ? tu sais parler coréen et thaïlandais aussi ? alors tu peux dire "je t’aime" pleaaase ? Je me suis enfermé dans les toilettes. J’ai pas pleuré… parce que je suis viril. J’ai envoyé des messages à Jung-Hee.
Ça me fait mal de le dire mais elle me manque déjà.
01/02/32 à 04 : 35Qu’est-ce qu’on ressent quand on est reposé ? Qu’est-ce que ça fait de s’endormir ? Est-ce que c’est comme quand on meurt ?
J’ai oublié
10/02/32 à 03 : 56En fait, c'est bientôt mon anniversaire. Je recevrai la lumière en cadeau (empoisonné). Je n’ai pas dormi.
Est-ce que je vis encore ?
Je suis mort
30/02/32 J’ai dix-sept ans maintenant, et je suis définitivement cassé.
Pourquoi j’ai dit oui ? Pourquoi j’ai choisi ?
Rien n’a changé – c’est la même chose, tout est différent – je ne reconnais plus rien parce que je les découvre tous
je vois tout ; tout est saisi. C’est dans ma tête. Leurs gestes leurs tics leurs moues leur voix leur souffle -- y’a trop de bruit…
Ils sont laids les hommes
Ils font peur quand on les ignore. Ils sont terrifiants quand on les regarde vraiment…
Journal, je suis épuisé
Je sais toujours pas dormir. J’arrive pas à dormir. Je peux plus dormir.
Pourquoi j’ai accepté ? Rouge malédiction
Je suis mort journal. Je suis mort. Je vais pas réussir à mourir.